D’abord, le temps.
Mais comment y voyager sans trahir l’ordre chronologique ? Cette nouvelle fait suite à « Conscience »
(dans Les Ages du Chaos).

18. TRANSFORMATION

d’Alexandra Sarris

 

 

– Pourquoi cette voix n’arrête pas de résonner dans ma tête ? gémit Anelia.

La voix n’arrêtait pas de la tourmenter, comme une démangeaison derrière les yeux qu’elle n’aurait pas pu gratter, depuis deux jours qu’elle avait touché cette maudite Chose !

Personne ne savait comment l’appeler – Dame Marelie, qui était déjà Sous-Gardienne, bien qu’elle fût à peu près du même âge qu’Anelia, l’avait apportée chez les Leynier, où elle s’était arrêtée au cours du long voyage qui devait l’amener à Neskaya. Quelques mois plus tôt, un chasseur avait repéré quelque chose de brillant dans le sable, au bord au lac de Hali. Il avait déterré un étrange objet de cuivre qu’il avait donné au Seigneur local qui, à son tour, l’avait donné à Marélie. Quand elle serait de retour à Neskaya, son cercle de matrices l’étudierait pour déterminer sa fonction – à l’évidence, c’était un objet produit à l’aide du laran. En attendant, c’était un sujet de conversation partout où elle s’arrêtait.

Anelia éprouvait des remords. Elle n’avait que quinze ans, et était dotée d’une vive curiosité. Simple servante, elle était censée accomplir son travail sans se faire remarquer. Elle aurait dû maîtriser sa curiosité. C’est ce qu’avait dit Dame Carissa Leynier juste avant de la faire punir par Rogel parce qu’elle « fourrait son nez partout ». Anelia avait encore sur le cœur sa dernière bâtonnade. Elle ne fouinait pas ; elle était juste curieuse ! Sauf que cette fois, cela avait de sérieuses conséquences pour elle.

Anelia savait que les affaires d’une Gardienne sont privées, inviolables, et intouchables pour ses pareilles, lais elle avait ressenti un tel besoin de toucher l’objet, qu’elle l’avait pris dans sa main lorsque, en l’absence de Marélie, elle taisait le ménage dans sa chambre. Elle l’avait retourné, et, tandis qu’elle suivait du doigt les ondulations bleuâtres qui s’entrelaçaient en un motif étrange et hypnotique, elle avait ressenti un léger étourdissement. Et c’est après avoir reposé l’objet, que la voix avait commencé à parler dans sa tête.

– Veux-tu te taire ! gémit-elle, lâchant son balai et secouant la tête comme pour déloger la voix.

Le silence fut presque instantané. Que se passait-il ? Puis la voix reprit.

– Stop ! dit-elle.

La voix se tut. Sans savoir comment, Anelia avait communiqué avec elle ! Peut-être parce qu’elle avait le sentiment de mieux contrôler la situation, quand la voix recommença à parler, elle entendit faiblement :

– Salut.

– Salut, murmura-t-elle en réponse.

– Salut ! Salut ! répéta la voix, manifestement ravie d’avoir obtenu une réaction.

– Qui es-tu ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.

– Vrrrrd, rétorqua-t-on.

Elle ne comprit pas le mot, qui fut répété, mais elle ne comprenait toujours pas. En revanche, elle réalisa avec une terreur croissante que quelqu’un parlait dans sa tête !

– Comment peux-tu être dans ma tête ? demanda-t-elle, frissonnante, prêtant l’oreille pour entendre la réponse.

– Je ne suis pas dans ta tête, répondit la voix. Je suis dans le surmonde.

Le surmonde, c’était pour ceux formés dans les Tours. Pas pour une humble servante que personne n’avait pris la peine de tester pour voir si elle avait le laran ! Comment pouvait-elle parler à quelqu’un du surmonde ? La voix lui dit autre chose, répétant jusqu’à ce qu’elle ait compris :

– Peux-tu de nouveau toucher la matrice ?

– Quelle matrice ? demanda-t-elle.

Le mot seul lui donnait la chair de poule. Elle avait vu sa maîtresse s’en servir pour de petites tâches dans la maison, et, bien que son usage lui parût bénéfique, elle se méfiait quand même de son pouvoir.

– La matrice de cuivre.

C’était une matrice ? Pourtant, elle ne ressemblait pas aux pierres-étoiles que portaient les Comyn.

– Parce qu’après, tu m’entendras beaucoup mieux, répéta la voix sans se lasser jusqu’à ce qu’elle saisisse tous les mots.

– Mais je n’ose plus fouiller dans le coffret de Dame Marélie, argua-t-elle. Regarde ce qui m’est arrivé la dernière fois. Qu’est-ce qu’elle me ferait si elle me surprenait encore ?

– Rien, l’assura la voix, si tu lui demandes la permission. Sinon, tu continueras à entendre dans ta tête ce bruit affreux que tu supportes à peine. S’il te plaît !

Plus elle y pensa, plus Anelia se convainquit qu’elle ne pouvait pas continuer à vivre avec cette voix dans sa tête. Elle demanderait l’aide de la Gardienne. Dame Marélie avait toujours été gentille avec elle, bien qu’elle fût faible et maladive ; à l’évidence, son corps ne supportait pas un travail prolongé avec les matrices. Elle avait déjà eu deux attaques débilitantes pendant son voyage vers Neskaya ; et chaque fois qu’elle utilisait sa pierre-étoile, la récupération était longue et douloureuse.

Le même soir, en apportant son infusion du soir à Marélie, elle lui demanda en tremblant si elle pourrait voir l’objet.

– Bien sûr, dit Marélie en souriant. Apporte-moi mon coffret.

Anelia souleva la boîte avec circonspection et la posa sur les genoux de Marélie.

– Voilà, dit-elle, prenant l’objet et le donnant à Anelia. C’est étrange, n’est-ce pas ?

Anelia eut du mal à le regarder en suivant du doigt les arabesques compliquées.

– Hourra ! hurla la voix, remarquablement nette.

Anelia tressaillit et faillit lâcher l’objet.

– Je m’excuse, balbutia-t-elle. Rien que de le regarder, ça me donne le vertige.

Marélie ferma à clé le coffret, plissant le front de perplexité.

– Ça t’a donné le vertige ? demanda-t-elle.

Anelia acquiesça de la tête, mais elle entendit à peine ce que dit Marélie, tant la voix jubilait dans sa tête. Il – car c’était manifestement une voix de jeune mâle – exultait.

– Je ne suis plus seul !

– Il faudra que je te teste, dit Marélie à une Anelia éberluée. Tu as peut-être une trace de laran.

Comme la Gardienne tendait la main pour lui toucher le poignet, Anelia recula et s’enfuit en courant. Marélie soupira. La crainte superstitieuse du laran était puissante chez les servantes.

Moitié pour échapper à Marélie, et moitié pour être seule, Anelia se sauva dans la cave aux tubercules – son refuge secret.

– Qui es-tu ? murmura-t-elle.

– Vardin. Je m’appelle Vardin, dit la voix jubilante. J’ai dû me laisser entraîner par la joie.

Il avait un rire contagieux et Anelia se surprit à pouffer avec lui.

– Tu n’imagines pas comme c’est merveilleux de parler à quelqu’un au bout de tant de siècles ! Si je te gêne, dis-moi de me taire.

– Comment ? demanda-t-elle tout haut, amusée.

– Tu formules mentalement tes pensées. Tu n’as pas à les exprimer tout haut. Je les lis dans ta tête.

– Alors, tu es dans ma tête. Et tu as le laran.

– Non, je suis dans le surmonde. Et oui, j’ai le laran. Mais je n’ai pas reçu la formation des Tours, dit-il avec rancœur. Et tu peux m’entendre parce que tu as le laran, toi aussi.

– C’est ce que dit Marélie, répondit Anelia, étonnée. Mais sans doute pas très puissant.

– Assez pour nous, l’assura Vardin.

– Alors, Dame Marélie pourrait t’entendre aussi. Elle est Gardienne – ou le sera bientôt, la pauvrette.

Peut-être qu’elle devrait lui parler de Vardin.

– Non ! s’écria Vardin avec véhémence. Ne lui dis rien, à elle ! Je ne parle pas aux Gardiennes.

L’amertume du ton subjugua Anelia.

– Je te parle à toi parce que je peux te faire confiance. Pas à ELLE.

Anelia en fut troublée, mais flattée.

– Parle-moi de toi – qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce qui se passe, qui gouverne, comment vis-tu ? demanda Vardin. J’ai l’impression d’être enfermé depuis des éons.

Sa curiosité était si pathétique qu’elle oublia peu à peu sa crainte du laran. Elle pouvait résumer sa morne vie en quelques minutes – née dans une pauvre ferme, cinquième de huit enfants, jamais assez à manger. Sans Dame Carissa, Anelia aurait encore été comme sa mère, transie et à demi affamée à la ferme, au lieu de vivre et travailler dans une grande maison, bien au chaud et au sec.

– Ce soir, quand tu seras couchée, je te parlerai de moi, dit-il. Mon histoire est plus complexe.

Anelia sentit en lui une certaine réticence, ou peut-être de la honte.

En attendant, elle dut affronter ses interminables questions sur les coutumes familiales, les Domaines, les Tours, et, finalement, les Ages du Chaos – dont, bien sûr, elle savait très peu de choses. D’où venait-il pour connaître des coutumes dont elle n’avait jamais entendu parler, et pour en ignorer d’autres que même elle connaissait ? L’obligation de répondre à toutes ces questions, même si elle n’avait qu’à formuler les réponses dans sa tête, la rendit brutale et maladroite pendant qu’elle servait à table, et Dame Carissa lui adressa plus d’un regard courroucé.

Le soir, quand elle eut soufflé sa chandelle, il parla enfin.

– Je m’appelle Vardin Leynier, et j’ai grandi sur ce domaine avec mes quatre frères et sœurs. Ils sont tous allés travailler dans les Tours, sauf moi. Quand j’étais petit, mon frère Armand s’amusait à utiliser son laran pour me faire du mal, et mes autres frères et sœurs le soutenaient parce qu’il pensait que j’étais trop faible pour exercer des représailles, je crois. J’ai juré de me venger. Mais il était tenerézu…

– Qu’est-ce que c’est ?

– Un Gardien, répondit Vardin.

– Ce n’est pas vrai, objecta Anelia. Tout le monde sait qu’il n’y a que des Gardiennes.

– Peut-être à ton époque, rétorqua Vardin. Mais de mon temps, il y avait des Gardiens et des Gardiennes. Ils étaient trois dans ma famille – et chacun passa au moins trois ans dans les Tours.

Il soupira.

– Ma mère avait cinq enfants – tous formés pour être Gardiens et Gardiennes, sauf moi. J’étais faible – j’avais été malade dans mon enfance, alors je suis resté près de ma mère, et j’ai été privé de la formation des Tours. Je crois qu’elle voulait qu’un de ses enfants reste près d’elle après de départ de tous les autres. D’ailleurs, je n’avais pas envie d’aller dans les Tours, pour vivre avec des gens aussi arrogants et désagréables que mon frère Armand. Je les haïssais, lui et ses pareils, et ma seule idée était de les détruire, lui et tous les télépathes qui m’avaient nui. Alors j’ai étouffé mon laran pour qu’ils pensent que j’en avais très peu, et, bien qu’on m’ait donné une matrice, ils ne croyaient pas que je pouvais en faire grand-chose. Mais dans une telle famille, je ne pouvais pas m’empêcher d’apprendre.

« Je pris l’habitude d’aller tout seul dans le surmonde, et je découvris que ma pensée pouvait tuer, alors, j’ai essayé de supprimer des laranzu’in, surtout ceux de Neskaya – où était Armand. »

Anelia frissonna à l’objectivité tranquille de ce récit. Enfin, tout le monde avait entendu parler des monstres des Ages du Chaos. Puis elle réalisa qu’il lisait ses pensées.

– Oui, j’étais un monstre, acquiesça-t-il solennellement. J’étais un enfant pervers, épouvantablement malheureux ligoté dans les jupes de sa mère, et qui disposait d’un immense pouvoir dont personne ne se doutait.

« Puis mon âme a été capturée dans le surmonde par des laranzu’in de la Tour de Hali, poursuivit-il. Ils m’ont enfermé dans une pièce et ont laissé mon corps dans votre monde – ni mort ni vivant. J’avais seize ans. Ils ont promis de me libérer quand je me repentirais. Mais je les haïssais, et je les ai maudits pendant des années, jusqu’a ce que ma haine s’épuise. Finalement, je compris les horreurs que j’avais commises, et pourquoi j’étais puni. Puis j’ai attendu qu’ils me libèrent – mais j’ai fini par renoncer. Par les enfers de Zandru, il fait froid dans le surmonde. »

– La Tour de Hali a été détruite à l’époque de Varzil-le-Bon, remarqua Anelia.

– A l’évidence, avec toutes les traces de mon existence, dit-il avec tristesse. Maintenant, je comprends pourquoi personne ne se souvient de moi. Je veux quitter le surmonde si je peux. Sinon, je peux au moins te parler.

Au cours des semaines qui suivirent, la vie d’Anelia fut transformée. Elle n’avait jamais partagé autant d’intimité et de rires qu’avec son ami désincarné. Pendant qu’elle vaquait à son travail, il faisait des commentaires spirituels et sarcastiques sur tout – sur ses tâches, les autres servantes, le coridom Rogel, son maître et sa maîtresse. Elle avait du mal à garder son sérieux quand il imitait le ton pompeux que prenait le Seigneur Damiano pour sermonner sa famille et son personnel. Il ridiculisait le caractère tatillon et geignard de Dame Carissa, qu’il comparait au stoïcisme de Dame Marélie, laquelle supportait sans se plaindre des douleurs à l’évidence constantes.

– Elle ne devrait pas être Gardienne, remarqua-t-il un soir, après qu’Anelia eut massé les pieds de sa maîtresse. Elle est trop faible maintenant – et dans les relais, la nécessité de contrôler toutes ces énergies pourrait la tuer.

Un jour, Marélie décida de se servir de sa matrice pour examiner l’étrange objet. Tandis qu’elle le monitorait, Anelia ressentit dans sa tête un tintement bizarre venant de Vardin. Finalement, la Gardienne sortit en soupirant de sa transe, et vit Anelia devant elle, qui apportait un plateau chargé de sucreries. La servante paraissait calme, mais dans sa tête, Vardin hurlait :

– La clé ! C’est la clé !

– Attends, lui dit Anelia par la pensée, jetant un regard sur la Gardienne.

Craignant que Marélie ne les entende, elle fit la révérence et sortit.

– Quand Marélie a activé la matrice, j’ai réalisé tout d’un coup comment nous pouvons libérer mon âme, débita Vardin, si excité que ses paroles étaient presque incompréhensibles.

– Comment ? Qu’est-ce que je peux faire ? dit Anelia, trouvant toujours que Dame Marélie était bien plus capable qu’elle d’aider son ami. Je ne peux pas aller dans le surmonde.

– Ce n’est pas l’important, déclara-t-il. Même si mon âme est ici, mon corps est toujours vivant en bas. Je suis certain qu’en utilisant la clé pour libérer mon corps, mon âme sera libérée du même coup dans le surmonde – et je serai libre !

– Et qu’est-ce qui t’empêchera de commettre les mêmes horreurs qu’avant ? demanda Anelia, sans pourtant imaginer le genre de personne qu’il lui avait décrite à l’époque lointaine où il vivait dans le monde.

– Je suis bien différent de l’adolescent haïssable que j’étais alors, l’assura-t-il, gloussant avec amertume. J’ai eu tout le temps d’apprendre la sagesse.

De ça, Anelia ne doutait pas.

– Mais où est ton corps ?

– Il est là ; je sens sa présence sur le domaine. Quand Marélie a activé la clé, j’ai sentis la vibration et j’ai vu la corde qui relie mon âme à mon corps. Il est vivant, et mon âme y est toujours attachée. Mais depuis tant de siècles, on a dû le remiser quelque part. Il faut le trouver.

Anelia ne savait pas où chercher.

– Qu’est-ce que cette bâtisse en pierre derrière les granges ? lui demanda-t-il le lendemain.

Par la fenêtre, elle regarda un édifice long et bas, couvert de lierre, qui semblait s’enfoncer dans une colline.

– Ça ? C’est un vieux débarras. On ne s’en sert plus depuis une éternité, dit-elle avec indifférence. Il n’y a que les domestiques qui y vont parfois pour faire l’amour. Ces ébats nocturnes ont engendré beaucoup d’enfants nedesto.

– A quoi ça ressemble à l’intérieur ?

Elle haussa les épaules.

– Je ne sais pas. Je n’ai jamais eu de raison d’y aller.

– C’est là que se trouve mon corps, je crois. Il faut absolument y entrer.

Le même soir, Anelia prit une lanterne sourde et sortit discrètement pour aller à la bâtisse derrière les granges. Parce qu’elle était hors de vue du corps principal de la maison, et qu’on s’y rendait si rarement, Anelia espérait que personne ne remarquerait son excursion nocturne. Mais elle se termina brusquement parce que la solide porte de bois était fermée. Elle réintégra la maison, se demandant où trouver la clé.

Au matin, elle en parla timidement à l’intendante, qui la toisa avec un sourire entendu, et lui montra la clé suspendue à l’entrée de l’office. Anelia rougit, mais, plus tard dans la journée, elle revint la prendre discrètement.

Avant le lever du soleil, alors que la pâle Liriel s’attardait encore dans le ciel, elle bataillait avec la serrure, accompagnée par les encouragements ininterrompus de Vardin. A un moment, frustrée et exaspérée, elle souhaita qu’il se taise – ce qu’il fit. Quelques instants plus tard, la serrure céda, et elle entrouvrit la porte, juste assez pour se glisser à l’intérieur. Elle alluma sa lanterne, et se retrouva au milieu de caisses, d’outils, et de choses qu’elle ne reconnaissait même pas.

– Pas là, dit Vardin. Tout est trop neuf.

Pour sa part, Anelia trouvait que tout était vieux et pourri.

– De plus, je sens mon corps qui m’attire vers le fond.

Docilement, elle s’enfonça dans la bâtisse, suivant les allées sinueuses jusque dans le coin le plus sombre et oppressant.

– C’est là, déclara-t-il. Je le sens !

Elle se retourna, dirigeant la lumière de sa lanterne sur toutes les caisses. Finalement, elle éclaira une grande boîte oblongue en bois, bizarrement fermée d’un couvercle en verre. Après avoir frotté des siècles de poussière et de saletés, elle vit ce qu’elle contenait – le corps d’un garçon qui ne paraissait pas seize ans, à l’expression irritée et aux éclatants cheveux auburn lui tombant sur le front. Le corps n’était ni décomposé ni desséché ; il aurait pu être endormi, mais sa poitrine ne bougeait pas. Pourtant, ses membres étaient en désordre, comme s’il avait eu un sommeil agité. Vardin était en animation suspendue.

– Regarde la serrure, dit Vardin.

Elle leva la lanterne pour mieux voir le côté de la boîte. Une pierre-étoile était incrustée dans le bois.

– Qu’est-ce que c’est que cette serrure ?

Elle était couverte d’arabesques sinueuses. Anelia frotta des doigts l’étrange surface, et sentit des picotements dans tout son corps.

– C’est une serrure-matrice, dit-il. Elle correspond exactement à la clé-matrice de Marélie. Il nous la faut pour ouvrir le cercueil. Et je crois qu’en même temps elle ouvrira ma prison du surmonde.

Anelia gémit, désespérée.

– Je ne peux pas prendre la clé.

– Si, tu peux, affirma Vardin. C’est facile et elle ne s’en apercevra pas.

– Non, je ne la prendrai pas !

L’idée de toucher quoi que ce soit dans le coffret de Marélie la terrorisait. Elle se mit à courir, se cognant dans les caisses et s’écorchant les jambes. Finalement, elle arriva à la porte, éteignit la lanterne et se glissa dehors. Ce que Vardin lui demandait la terrifiait.

Il essaya plusieurs fois d’aborder le sujet au cours des deux jours suivants, mais elle l’interrompait toujours, tant elle avait peur de ses supérieurs.

– Je ne suis pas comme toi, lui dit-elle avec amertume. Je suis lâche et timorée. Je ne suis pas quelqu’un d’important.

– Tu es importante pour moi, dit-il doucement. Pour moi, tu es unique.

– C’est seulement pour me persuader de t’aider, s’écria-t-elle. Mais tu ne m’aimes pas vraiment.

A l’instant où elle formula mentalement ces paroles, elle sentit Vardin grimacer, et elle sut que son accusation était injuste.

– Ce n’est pas vrai, murmura-t-il, mais il ne parla plus de la clé.

Une gêne s’était installée entre eux, qui rendit Anelia honteuse d’avoir douté des motivations de son ami. Dans une situation semblable, elle lui aurait demandé la même chose. Si seulement elle n’était pas si lâche !

Puis Marélie décida que sa convalescence avait assez duré. Elle voulait faire une promenade à cheval. Carissa Leynier proposa un pique-nique dans la montagne pour toute la famille. Anelia savait qu’une telle occasion de prendre la clé ne se représenterait jamais. Marélie ne fermait jamais son coffret à clé, car personne ne touchait aux affaires d’une Gardienne. Anelia avait beau avoir peur, si elle n’agissait pas, Vardin resterait éternellement enfermé.

– Même si elle détecte quelque chose, l’assura Vardin, le temps qu’elle revienne, je serai libre et je pourrai te protéger. Tu devras préparer des vêtements et des provisions pour notre fuite, ajouta-t-il. Comme ça, nous pourrons partir dès que tu auras ouvert la boîte. Je sais très bien me cacher aux gens qui ont le laran.

Anelia non seulement déroba assez de provisions et de vêtements pour leur fuite, mais elle cacha aussi deux capes d’hiver, vieilles mais encore utilisables. Avec quelque remords, elle décida de voler aussi deux poneys du domaine – de vieilles bêtes au pied sûr. Plus tard, elle indemniserait la famille Leynier du montant de ces vols. Mais ils devaient rapidement mettre autant de distance que possible entre eux et le domaine.

Très tôt le matin de l’excursion, elle conduisit les poneys dans la bâtisse-débarras et les chargea. Après avoir regardé les cavaliers disparaître dans la brume des montagnes, elle entra dans la chambre de Marélie pour faire le ménage. Tout en faisant le lit, remplissant la carafe, rangeant les vêtements, elle jetait des coups d’œil craintifs sur le coffret. Finalement, elle ne put reculer davantage. Quand elle souleva le couvercle du coffret, elle sut que Marélie en était informée. Elle regarda dans la boîte. La clé n’y était pas ! Elle éprouva un choc terrible. Tout ça pour rien ! Elle fouilla frénétiquement dans les bijoux. La matrice était au fond. Elle la prit, referma le couvercle d’un coup sec et détala.

Elle ouvrit la porte de la vieille bâtisse, priant que Vardin ait dit vrai quand il parlait de la protéger. Une fois à l’intérieur, elle tremblait tellement qu’elle dut s’y reprendre à plusieurs fois pour allumer sa lanterne. Tout en trébuchant dans les allées vers le cercueil, elle hésitait fréquemment, effrayée par les ombres mouvantes que jetait sa lumière sur les murs.

– Ne t’inquiète pas ; il n’y a personne, l’assura Vardin. Je le saurais.

Enfin arrivée près du cercueil de Vardin, elle se baissa et essaya d’insérer une pointe de la matrice dans un trou.

– Non, pas comme ça, lui conseilla Vardin. Pose-la à plat. C’est une serrure-matrice ; les règles courantes ne s’appliquent pas.

Hésitante, elle s’exécuta quand même. La clé jeta des étincelles, grésilla de lumière bleue, et se fondit dans la serrure. Il y eut un déclic, et le couvercle se souleva. Soudain, le corps de Vardin se convulsa et se mit à se tordre, les membres agités de spasmes.

Anelia recula, muette d’horreur.

– Miséricordieuse Avarra ! gémit-elle. Tout va de travers !

Vardin devait être en train de mourir.

Peu à peu, les spasmes se calmèrent. Puis il haleta et toussa et se mit à respirer à grands coups. Elle réalisa que son corps avait besoin de temps pour s’adapter, pour se remettre à fonctionner. Elle s’approcha un peu plus, et, comme elle tendait la main pour le toucher, Vardin ouvrit lentement les yeux. Il la regarda, et forçant sa bouche à esquisser une ombre de sourire, il croassa :

– A… ne… li… a.

Elle lui saisit la main droite.

– Mer… ci, articula-t-il avec effort.

Anelia avait le visage inondé de larmes. Il était revenu dans son corps après plus de mille ans !

A l’évidence, il avait besoin de se reposer, mais Anelia savait qu’ils devaient fuir. Elle le traîna pratiquement de force hors du cercueil. Il resta couché par terre, haletant. Mentalement, elle le voyait nettement maudire la chair qui n’obéissait pas à ses ordres comme son corps astral.

– C’est plus difficile que je ne pensais, dit-il un peu plus tard, appuyé sur des caisses. Je n’ai plus l’habitude.

Anelia lui serra la main pour l’encourager.

– Il faut partir le plus vite possible. Marélie sait que j’ai pris quelque chose dans son coffret, j’en suis sûre, et elle va envoyer quelqu’un me chercher.

– Je sais, acquiesça Vardin. Mais je suis bien plus faible que je ne m’y attendais.

Pendant l’heure qui suivit, ils titubèrent vers la porte, avec des temps de repos de plus en plus courts, tandis qu’Anelia faiblissait, étranglée par ses craintes, alors que les forces de Vardin augmentaient. Arrivant près de la sortie, une ombre se projeta sur le seuil. Etonnés, ils levèrent les yeux. Marélie s’encadrait dans l’ouverture. Ils arrivaient trop tard !

– Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, perplexe, regardant tour à tour Anelia et Vardin.

Leur appréhension était palpable. A l’évidence, elle avait détecté l’usage du laran, mais elle ne savait pas à quoi il avait servi.

– Anelia, que se passe-t-il ?

– Ah, la leronis, roucoula Vardin, fixant sur elle un regard intense.

Elle recula.

– Qui es-tu ? murmura-t-elle, secouant la tête et portant la main à sa pierre-étoile.

– Personne, dit-il. Je suis personne.

Elle baissa les yeux sur sa pierre-étoile.

– Lâche-la ! commanda-t-il mentalement, et, sous la force de son laran, elle s’effondra.

Anelia la regarda, bouche bée.

– Tu lui as fait mal ? demanda-t-elle, terrifiée d’avoir nui à la santé déjà fragile de Marélie.

– Non. Je l’ai juste endormie – assez longtemps pour nous donner le temps de fuir.

– Tu es sûr qu’elle n’a rien ? dit Anelia, se baissant pour examiner la leronis.

Vardin gloussa avec amertume.

– Je me servais de mon esprit pour tuer. Je connais la différence. Quand elle se réveillera, nous serons loin.

 

Les Leynier étaient paniqués. Où était Marélie ? Personne ne l’avait vue depuis son retour. Elle avait eu un malaise au pique-nique, et Andres, l’un des fils Leynier, l’avait raccompagnée à la maison où elle avait disparu. Ils avaient passé la nuit à la chercher. Soudain, elle reparut, étourdie et affamée.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Damiano. Nous te cherchons depuis hier.

Un copieux repas l’aida à éclaircir ses idées et à retrouver la mémoire.

– Je ne le sais pas avec certitude, répondit-elle. Je me sentais toute drôle en revenant, et j’ai réalisé qu’une matrice inconnue était activée. J’ai suivi sa trace jusqu’à la bâtisse qui est derrière les granges, et y ai trouvé Anelia en compagnie d’un étrange jeune homme.

Son visage s’assombrit.

– C’était quelqu’un que je n’avais jamais vu, mais Comyn assurément ; il avait un laran très puissant.

Elle se tut, en pleine confusion.

– Son esprit était bizarre ; il m’a fait quelque chose qui m’a endormie. La sensation n’était pas terrifiante, juste surprenante. Je ne savais pas que quiconque pouvait faire ça à une Gardienne.

Elle leva les yeux.

– Il faut que je regarde dans mon coffret.

Rogel disparut dans l’escalier.

– Où est Anelia ? demanda-t-elle.

– Elle est partie, dit Carissa. Un jeune homme est venu la chercher de la part de sa mère. C’était urgent. Elle est partie hier matin. C’est Andres qui a parlé au jeune homme.

– C’était lui, dit Marélie. J’en suis sûre. Mais qui est-il ? Et que faisaient-ils ?

Rogel posa le coffret sur ses genoux. Elle l’ouvrit et fouilla à l’intérieur. Quand elle releva les yeux, elle semblait encore plus perplexe.

– L’objet-matrice a disparu. A quoi servait-il ? Et comment savait-elle s’en servir ? Est-ce qu’elle avait le laran ?

Carissa fit « non » de la tête.

Marélie haussa les épaules devant ce petit mystère, puisque à l’évidence il n’avait pas de répercussions fâcheuses. Quand elle serait de retour à Neskaya, le cercle chercherait l’objet, et même Anelia et cet étrange jeune homme au laran si puissant.

Pendant ce temps, Vardin et Anelia, montés sur leurs solides poneys, avançaient lentement vers les Heller.

– J’ai toujours désiré voir Aldaran, disait-elle avec enthousiasme. Il paraît que c’est un endroit si bizarre.

Il lui fit un grand sourire.

– Ce sera très intéressant de le comparer au souvenir que j’en ai gardé. Tout est tellement différent dans ton époque. Et je suis content de ne pas être seul et que tu sois avec moi.

Il se pencha vers elle et serra sa main.

– Et nous avons le reste de notre vie pour apprendre à partager.

L'Empire Débarque
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